Khalil GIBRAN "L'ERRANT" [extraits]
VETEMENTS

Un jour la Beauté et le Laid se rencontrèrent sur le rivage. Et ils se dirent : " Allons nous baigner dans la mer. "
Alors ils se dévêtirent et nagèrent. Au bout d'un moment le Laid revint sur le rivage ; il s'habilla avec les vêtements de la Beauté et poursuivit son chemin.
Et la beauté sortit aussi de la mer, mais ne trouva pas ses habits ; parce qu'elle était trop timide pour rester nue, elle s'habilla avec les vêtements du Laid. Et la Beauté poursuivit son chemin.
Et à compter de ce jour les hommes et les femmes prennent l'un pour l'autre.
Cependant il en est qui ont aperçu le visage de la Beauté, et ils la reconnaissent malgré ses habits. Et il en est qui connaissent le visage du Laid, et ses vêtements ne le dissimulent pas à leurs yeux.
SUR LE SABLE

Un homme dit à un autre : " A la marée haute, il y a longtemps, avec un bout de mon bâton j'écrivis un vers sur le sable ; et les gens s'arrêtent encore pour le lire et font attention à ce que rien ne l'efface. "
Et l'autre homme dit : " Et moi aussi j'écrivis un vers sur le sable, mais c'était à marée basse, et les vagues de l'immense mer l'ont effacée. Mais dis-moi qu'avais-tu écrit ? "
Et le premier homme répondit : " J'avais écrit ceci : " Je suis celui qui est "." Mais toi, qu'avais-tu écrit ? "
Et l'autre homme répondit : " J'avais écrit ceci : "Je ne suis qu'une goutte de ce grand océan." "

L'ECHANGE

Un jour à un carrefour, un pauvre Poète rencontra un riche Imbécile, et ils discutèrent. Et tout ce qu'ils disaient ne révélait que leur mécontentement.
Alors l'Ange de la Route passa, et il posa sa main sur l'épaule des deux hommes. Et un miracle se produisit : désormais, les deux hommes avaient échangé leurs possessions.
Et ils se séparèrent. mais ce qui est étrange à raconter, c'est que le Poète regarda et ne trouva rien dans sa main que du sable sec mouvant ; et que l'Imbécile ferma les yeux, et il ne sentit rien qu'un nuage mouvant dans son coeur.

LE PHILOSOPHE ET LE CORDONNIER

Un philosophe avec des chaussures usées vint au magasin d'un cordonnier. Et le philosophe dit au cordonnier : " S'il te plaît, raccommode mes chaussures. "
Et le cordonnier répondit : " Je raccommode les chaussures d'un autre homme en ce moment, et il y a encore d'autres chaussures à rapiécer avant que je n'en vienne aux tiennes. Mais laisse tes chaussures ici, prends cette autre paire pour aujourd'hui, et reviens demain récupérer les tiennes. "
Alors le philosophe s'indigna et dit : "je ne porte pas de chaussures qui ne sont pas les miennnes. "
Et le cordonnier répondit : " Eh bien alors, es-tu vraiment un philosophe, et ne peux-tu pas recouvrir tes pieds avec les chaussures d'un autre homme ? Sur cette même rue il y a un autre cordonnier qui comprend les philosophes mieux que moi. Va le voir pour ton raccommodage. "