Khalil GIBRAN - Le Prophète [extraits]
LA PAROLE

Alors un universitaire dit,
Parle-nous de la Parole.
Et il répondit en disant : Vous parlez lorsque vous cessez d'être en paix avec vos pensées ;
Et lorsque vous ne pouvez demeurer dans la solitude de votre coeur, vous existez sur vos lèvres dont le son est une diversion et un passe-temps.
Et dans la plupart de vos conversations, la pensée se trouve massacrée.
Car la pensée est un oiseau de l'espace qui, mis dans une cage de mots, peut à la rigueur déployer ses ailes mais ne peut voler.
Il en est parmi vous qui recherchent le bavardage par peur d'être seul.
Le silence de la solitude révèle à leurs yeux la nudité de leur moi, qu'ils voudraient fuir.
Et il y a ceux qui parlent et, sans rien savoir ni préméditer, ils révèlent une vérité qu'ils ne peuvent eux-même comprendre. Et il y a ceux qui portent la vérité en eux-même, mais qui ne la disent pas en mots.
Dans la poitrine de ceux-là l'esprit habite et rythme le silence.

Lorsque vous rencontrez votre ami sur le bord de la route ou au marché, laissez l'esprit en vous animer vos lèvres et diriger votre langue.
Laissez la voix en vous parler à l'oreille de son oreille ;
Car son âme gardera la vérité de votre coeur comme l'on se souvient du goût d'un vin.
Loin la couleur et disparu le flacon.

LA LIBERTE

Vous serez vraiment libres non pas lorsque vos jours seront sans soucis et vos nuits sans désir ni peine,
Mais plutôt lorsque votre vie sera enrobée de toutes ces choses
et que vous vous élèverez au-dessus d'elles, nus et sans entraves.
Et comment vous élèverez-vous au-dessus de vos jours et de vos nuits sinon en brisant les chaînes qu'à l'aube de votre intelligence vous avez nouées autour de votre heure de midi ?
En vérité, ce que vous appelez liberté est la plus solide de ces chaînes, même si ses maillons brillent au soleil et vous aveuglent.
Et qu'est-ce sinon des fragments de votre propre moi que vous voudriez écarter pour devenir libres ?
Si c'est une loi injuste que vous voulez abolir, cette loi a été écrite de votre propre main sur votre propre front.
Vous ne pourrez pas l'effacer en brûlant vos livres de lois ni en lavant les fronts de vos juges, quand bien même vous y déverseriez la mer.
Et si c'est un despote que vous voulez détrôner, veillez d'abord à ce que son trône érigé en vous soit détruit.
Car comment le tyran pourrait-il dominer l'homme libre et fier si dans sa liberté ne se trouvait une tyrannie et dans sa fierté, un déshonneur ?
Et si c'est une inquiétude dont vous voulez vous délivrer, cette inquiétude a été choisie par vous plutôt qu'imposée à vous.
Et si c'est une crainte que vous voulez dissiper, le siège de cette crainte est dans votre coeur, et non pas dans la main que vous craignez.
En vérité, toutes ces choses se meuvent en votre être dans une perpétuelle et demi-étreinte, ce que vous craignez et ce que vous désirez, ce qui vous répugne et ce que vous aimez, ce que vous recherchez et ce que vous voudriez fuir.
Ces choses se meuvent en vous comme des lumières et des ombres attachées deux à deux.
Et quand une ombre faiblit et disparaît, la lumière qui subsiste devient l'ombre d'une autre lumière.
Ainsi en est-il de votre liberté qui, quand elle perd ses chaînes, devient elle-même les chaînes d'une liberté plus grande encore.

LA CONNAISSANCE DE SOI

Un homme dit, Parle-nous de la Connaissance de soi-même.
Et il répondit en disant:
En silence, vos coeurs connaissent les secrets des jours et des nuits.
Mais vos oreilles ont soif d'entendre la résonnance du savoir de votre coeur.
Vous aimeriez entendre en parles ce que vous avez toujours connu en pensée.
Vous voudriez toucher de vos doigts le corps nu de vos rêves.

Et c'est bien ainsi.
La source cachée de votre âme doit jaillir et courir en murmurant vers la mer,
Et le trésor de vos infinis profondeurs veut se dévoiler à vos yeux.
Mais ne prenez pas de balance pour peser votre trésor inconnu,
Et ne sondez pas les abysse de votre connaissance avec une perche ou une corde.
Car le moi est une mer sans limites que l'on ne peut pas jauger.

Ne dites pas : "j'ai trouvé la vérité", mais plutôt, " j'ai trouvé une vérité".
Ne dites pas : " j'ai trouvé le chemin de l'âme".
Dites plutôt : "j'ai trouvé l'âme marchant sur mon chemin".
Car l'âme marche sur tous les chemins.
L'âme ne marche le long d'un fil ni ne croît comme un roseau.
L'âme éclot comme un lotus aux innombrables pétales.

LE TEMPS

Et l'astronome dit, Maître, qu'en est-il du Temps ?
Et il répondit :
Vous voudriez mesurer le temps, qui est infini et inestimable.
Vous voudriez adapter votre comportement et même diriger la course de votre esprit en accord avec les heures et les saisons.
Vous voudriez faire du temps une rivière au bord de laquelle vous resteriez assis pour en regarder le cours.

Pourtant, ce qui est hors du temps en vous est conscient du fait que la vie est intemporelle,
Et sait qu'hier n'est que le souvenir d'aujourd'hui et demain le rêve d'aujourd'hui.
Et ce qui en vous chante et contemple demeure toujours à l'intérieur des limites de ce premier moment qui répandit les étoiles dans l'espace.
Qui d'entre vous sent point que son pouvoir d'amour est sans limites ?

Et pourtant qui ne ressent pas malgré tout cet amour illimité, inclus dans le centre de son être, et qui n'erre pas d'une pensée d'amour à une pensée d'amour, ni d'un acte d'amour à un autre acte d'amour ?
Le temps n'est-il pas comme l'amour, indivisible et non évaluable ?
Mais si vous devez mesurer dans votre pensée le temps en saisons, laissez chaque saison contenir les autres saisons.
Et laissez chaque jour embrasser le souvenir du passé et l'attente du futur.